Le Coran, tu t'abreuveras !

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Partie III

L'origine du CORAN

PS : Pour celles et ceux qui sont arrivés directement sur cette partie, vous avez, à gauche, le sommaire du livre "Initiation Au Coran" que vous pouvez lire en entier sur notre site.

 

L'étude des sources d'un ouvrage devrait normalement précéder celle de son contenu. Le cas du Coran nous fait déroger à cette règle. Non seulement l'idée de son origine divine fait partie de sa doctrine, mais elle en est la partie fondamentale. D'un bout à l'autre, le Coran parle au Prophète ou parle de lui ; jamais il ne lui fait exprimer sa propre pensée. Partout, c'est Dieu qui est censé s'y exprimer : dicter ou édicter, relater ou avertir. Constamment, nous y lisons : Ô Prophète... Ô messager..., Nous te révélons..., Nous t'envoyons..., transmets ceci..., récite cela..., fais ceci..., ne fais pas cela..., ils te diront..., réponds-leur..., etc. Même lorsque le texte ne peut pas porter explicitement cette marque didactique vis-à-vis du Prophète (comme dans la formule à réciter textuellement pendant la prière : sourate 1), tout le texte est là pour l'indiquer.

 

Mais comment ne pas attribuer le texte coranique et les idées qu'il exprime à la personne qui les a énoncés, comme une émanation de sa propre pensée ou une reproduction de ce qu'il aurait appris par quelque moyen terrestre ? Car il est difficile de faire de cette personne un simple réceptacle tenant son ouvrage d'une entité extérieure et surhumaine. Une telle asser­tion ne peut manquer, en effet, de déconcerter les esprits.

 

En prétendant cela, Mohammad n'a pas été le premier à poser le pro­blème de la Révélation. Il a même été plus modeste à cet égard que Moïse. Pour ce dernier (et cela a été confirmé par le Coran), le Pentateuque est une communication directe de l'Éternel, dont il a entendu la voix. Pour Mohammad, le Coran est la parole d'un messager céleste, intermédiaire entre Dieu et lui (81,19-21). À part cette différence, l'un et l'autre ont cela de commun qu'ils se réfèrent au surnaturel.

 

Mais pour ceux-là mêmes qui admettent le principe de la Révélation en général, il est tout à fait légitime de ne l'appliquer à tel ou tel cas qu'après avoir épuisé toutes les possibilités d'une explication naturelle. Si l'on se résigne finalement à accepter l'explication d'une origine divine immédiate d'un phénomène, ce ne pourra être que comme dernier recours.

 

Faisons donc abstraction de l'argument qu'on peut tirer de la merveille du style coranique en faveur de son origine divine. Demandons-nous sim­plement si les idées qu'il contient ne pourraient pas être expliquées autre­ment que par la Révélation. Les recherches dans cette voie n'ont jamais fait défaut, et l'on doit mentionner à l'honneur du Coran et de la tradition musulmane le fait d'avoir enregistré fidèlement et en détail toutes les hypo­thèses avancées par les contemporains du Prophète pour trouver une expli­cation de ce genre. Hypothèses qui épuisent non seulement toutes les solutions possibles, mais aussi les aberrations qu'un esprit railleur ne manque pas d'émettre pour tourner en dérision toute entreprise nouvelle, si sérieuse fut-elle, et si capitale pour l'humanité.

 

De sorte qu'on peut dire que les recherches modernes n'ont fait que développer ou répéter les mêmes tentatives qu'autrefois.

 

L'objet de cette Troisième Partie de notre travail sera d'examiner ces différentes solutions. Comme mode d'exposition, nous avons opté pour l'ordre chronologique. Nous diviserons donc ces solutions en deux groupes, selon qu'elles se rattachent à la période préhégirienne ou à la période de l'après-hégire.

 

mecque

 

Chapitre Premier

 

RECHERCHE DE SOURCES

DANS LA PÉRIODE MECQUOISE

 

Milieu païen, - Hânifites, - Sabéens ou Sabéites. — Éléments judéo-chrétiens — Voyages et observations. - Lectures. — Littérature et légendes populaires. - Méditations personnelles.

 

La théorie la plus simple est celle qui consiste à vouloir trouver dans le milieu restreint du Hedjaz, sinon dans la seule ville natale du Prophète, tous les éléments nécessaires pour construire la doctrine coranique. De cette manière de voir, Ernest Renan nous fournit un exemple typique. Dans son article « Mahomet et les origines de l'Islamisme »1, le savant français nous offre un tableau pittoresque de l'Arabie du VI' siècle. À la place de ce peuple idolâtre que le monde connaît, il met un peuple qui n'aurait jamais connu en Dieu ni variété ni pluralité et qui l'aurait toujours conçu comme un être n'engendrant point et n'ayant pas été engendré (pp. 1070-1071). Il souligne, avec raison d'ailleurs, l'esprit raffiné de cette race et son sens vif du réel ; mais il passe sous silence les autres traits qui ne lui font pas honneur.

 

Au lieu de ce matérialisme arrogant et débauché, si peu soucieux de spé­culation sur les vérités supérieures, il nous présente une société en pleine effervescence religieuse, dans laquelle non seulement toutes les religions et toutes les civilisations se sont donné rendez-vous, mais où tout le monde « disputait religion » (p. 1089). À l'en croire, Mohammad n'a fait que suivre, au lieu de le devancer, le mouvement de son temps (ibid.).

 

Or nous trouvons dans le Coran une image de la vie arabe à cette époque. Le tableau qu'il nous en offre est tout autre. Nous avons vu en effet sous quel jour le Coran dépeint les superstitions dont les Arabes recouvraient leur monothéisme primitif* D'autre part, l'aspect social et moral était déplorable : infanticide (6,140), prostitution (24,33), inceste (4,22-3), extorsion de dot, héritage des femmes contre leur volonté (4,19-21), oppression des orphelins (4,127), cupidité, négligence des pauvres et mépris des faibles (89,17-20). Il n'est pas jusqu'à la fameuse vertu arabe mourou'a (hospitalité et générosité) que le Coran nous présente comme étant en réalité une charité déplacée et entachée de vice, faite de prodigalité et d'ostentation (4,38). Bref, c'était une vie «d'égarement manifeste» (3,164; 62,2), c'était un « temps d'ignorance » (33,33 ; 48,26).

 

Ils gardaient assurément dans leurs pratiques certaines survivances de la religion patriarcale ; par exemple le rite du pèlerinage. Mais ces mêmes survivances étaient mêlées de superstitions (2,189,200).

 

De cette masse d'ignorants dévoyés se distinguait un petit groupe, une élite connue sous le nom de Hanîfs, réfractaires à l'opinion et aux pratiques communes. C'est ce petit nombre que Renan a pris pour représentant de l'esprit de l'époque. Nous savons au contraire qu'ils représentaient une minorité infime qu'on comptait sur les doigts de la main, et que la totalité du peuple restait impénétrable à de tels soucis. Il suffit de consulter la littérature préislamique pour s'en rendre compte. Au cours de la foire annuelle de 'Oqâz, l'assemblée disputait non de religion, mais de gloire mondaine. Chaque tribu faisait montre de son génie poétique, invoquait ses exploits chevaleresques et évoquait ceux de ses ancêtres. Dans les poèmes les plus célèbres, dits Vers Dorés, on a peine à trouver un embryon de réflexion religieuse.

 

Quant à ces « réformateurs », prédécesseurs de Mohammad, quelle était leur doctrine ? Aucune, ou peu s'en faut. C'était simplement des esprits mécontents. Le polythéisme et les mœurs relâchées de leurs concitoyens ne pouvant pas satisfaire leurs âmes inquiètes, ils aspiraient certes à une religion plus saine et plus sainte, qu'ils espéraient mais de laquelle ils n'avaient aucune notion précise. Zaïd ibn'Amr Nofaïl, le plus ferme et le plus indé­pendant parmi ce groupe, avoue solennellement ignorer comment adorer Dieu 2.

 

Tout ce qu'on peut tirer de l'exemple des Hanîfs, et que Renan lui-même a justement formulé, c'est qu'il y avait à cette époque « une sorte d'inquié­tude et d'attente vague qui se manifestait chez ces quelques âmes privilégiées par des sentiments et des désirs » (p. 1090).

 

Or, à ce stade, les hommes avaient beau faire usage des mots de dieu, de culte, de prophètes, de livres, de paradis, ces vocables ne correspondaient dans leur esprit à aucune idée claire.

 

Sous le rapport des systèmes religieux arrêtés, et sans quitter le milieu natal qui nous occupe ici, on devrait parler du Sabéisme, plutôt que du hanafisme. Le terme Sabéens, dans le Coran (2,62 ; 5,69 ; 22,17) désigne-t-il une secte païenne plus raffinée (les Sabéens de Harrâne se disaient appartenir à Sâbi, fils de Seth, prétendaient professer la religion de ce dernier et posséder son livre en langue syriaque), ou bien une secte judéo-chrétienne dite sabéite (les Soubbas ou mandéens, chrétiens de Jean-Baptiste), ou bien enfin une secte païenne se déguisant simplement sous le nom alors flou et équivoque en Arabie de « chrétiens » ? La question est controversée et Al-Fayyoumi, dans son dictionnaire arabe Al Misbâh al Mounîr, donne cette dernière définition. Deux considérations nous semblent devoir écarter la deuxième hypothèse. D'une part, la différence entre les racines saba'a (صبأ) et (سبحsabaha, et, de l'autre, le silence de la tradition sur les doctrines sabéites (émanation et incarnation), alors que leurs idées fondamentales et leurs principales pratiques avaient été adoptées par les Qoraïchites et étaient si répandues parmi eux qu'il devient difficile de les isoler du paganisme courant. Par exemple :

1) La divinité des anges et des astres et leur influence sur les événements terrestres3.

2) La part du lion prélevée sur leurs offrandes pour être allouée aux divinités inférieures.

3) La formule d'invocation associationniste qu'ils employaient au cours du pèlerinage, etc.4.

 

Certaines de leurs autres dispositions rituelles ou coutumières se distinguent à la fois des pratiques païennes et musulmanes. C'est ainsi que pour les Sabéens, le pèlerinage s'effectue à Harrâne en Irak et non à la Ka'ba. Leurs offrandes devaient être brûlées entièrement et non pas consommées5. ' Ils proscrivent la bigamie et n'observent pas la circoncision6. Leurs prières < mêmes sont manifestement un culte rendu aux astres ; elles s'accomplis­saient trois fois par jour et devaient coïncider exactement avec le lever, » l'apogée et le coucher du soleil, ce qui est contraire aux prescriptions islamiques.

 

Ainsi, raffiné ou grossier, superstitieux, sceptique ou critique, le paganisme du Hedjâz ne nous fournit point d'explication satisfaisante sur l'ori­gine du Coran.

 

Quittons donc ce lieu et cherchons ailleurs. Peut-être les milieux judéo-chrétiens nous apporteront-ils quelque lumière sur la question.

 

Nous ne nous étendrons pas sur l'histoire du moine chrétien Bahîra, de qui la tradition nous dit qu'il aurait vu Mohammad à l'âge de douze ans, accompagné de son oncle au cours de leur voyage en Syrie. Le bon sens nous interdit de prendre cette rencontre fugitive pour une source d'instruc­tion. D'ailleurs, ou le récit est légendaire, ou il faut tenir compte des faits qu'il relate. Il y est dit, en effet, que cette entrevue eut lieu en compagnie de toute la caravane, que Mohammad y tint un rôle d'interrogé, non d'audi­teur attentif, et qu'à l'issue de cet interrogatoire le moine conclut à une prophétie pour la mission future du jeune homme. L'idée d'un enseigne­ment reçu se réfute donc elle-même7.

 

Devrions-nous nous arrêter davantage à l'examen d'une autre hypothèse du même genre ? On nous signale l'existence, dans les faubourgs de La Mecque de petits aventuriers romains ou noirs abyssins, « marchands de vin », « hommes de peine logés dans les quartiers excentriques »8. Or, nous suggère-t-on encore, « ce fut dans des cabarets que l'Évangile fut d'abord annoncé aux esprits incultes »9. Serait-ce là que Mohammad aurait pu prendre contact avec les idées religieuses ? On nous laisse ainsi dans le vague sans donner aucun document précis prouvant des relations de ce genre. En revanche, nous avons de nombreuses raisons de ne pas prendre au sérieux la possibilité et la fécondité d'un tel rapport.

 

En premier lieu, les occupations du futur prophète sont connues et bien délimitées par l'histoire certaine qui nous présente ce personnage successi­vement en trois endroits : ou dans la solitude, gardien de troupeaux, ou dans le grand commerce en caravane, ou dans la haute société avec les chefs. Ni par ses mœurs, ni par sa naissance, ni par l'itinéraire de ses occupations, on ne peut l'imaginer dans ces bas quartiers.

 

En second lieu, un tel rapport aurait été inutile non seulement parce que ces esprits frustes connaissaient mal leur religion10, mais surtout, et c'est en cela que consiste l'argument coranique, leur « langue étrangère » constituait pour lui une barrière naturelle (16,103).

 

Enfin, en troisième lieu, s'il y avait là une source utilisable, n'eût-il pas été plus naturel et plus à la portée de ses contradicteurs d'y puiser ce dont ils avaient besoin pour contrecarrer son ambition, au lieu d'aller chercher des armes scientifiques à Médine, comme nous le verrons plus loin ?

 

Mais nous voudrions parler plutôt d'un milieu plus vaste et assez cultivé dont les idées et les pratiques religieuses auraient pu contribuer à la forma­tion de la doctrine islamique. Nous avons vu que, pendant sa jeunesse, Mohammad avait eu l'occasion de se rendre de temps à autre en Syrie pour des affaires de négoce, et probablement aussi au Yémen pour les mêmes raisons. Or nous savons que les Ghassanides de Syrie ainsi que les Beni-Hâreth de Nadjrâne au Yémen, avaient embrassé le christianisme (sans parler des tribus juives de Médine et de Khaïbar avec qui il n'aura de contact que plus tard, après l'hégire). En observateur intelligent, attentif par voca­tion aux choses morales, notre voyageur arabe n'aurait-il pas été frappé par des mœurs plus délicates et des idées plus saines dans ces sociétés que dans celles de ses concitoyens dont il était indigné ? C'est ainsi que pense Gold-ziher, entre autres. L'auteur hongrois estime, en effet, que la confrontation de la vie et des coutumes de ses compatriotes avec les impressions vivaces qu'il reçut au cours de ses voyages ont dû donner la première impulsion à sa réforme11.

 

Jusqu'à quel point cette explication nous aidera-t-elle à résoudre le pro­blème ? Tout d'abord, Mohammad avait-il pénétré dans les terres chré­tiennes proprement dites ? Certains écrivains en doutent fort, vu l'absence dans le Coran de toute allusion aux traits extérieurs du culte chrétien, alors qu'il parle avec plus de compréhension de l'esprit profond du christianisme oriental12. D'autres sont plus affirmatifs : ils nous assurent que les caravanes dont le futur prophète faisait partie ne le conduisirent pas au-delà de Souk Hobâcha, dans le Tihâma, et de Ghorach dans le Yémen13.

 

Mais supposons-le en contact avec la chrétienté d'alors, aurait-il pu être séduit par ce qu'il aurait pu observer ? Écoutons d'abord ces remarques d'auteurs chrétiens : « Si nous lisons avec attention, écrit G. Sale, l'histoire ecclésiastique, nous y verrons que, le monde chrétien était [...] défiguré par l'ambition du clergé, par des schismes, par des controverses sur les futilités les plus absurdes, par des disputes sans fin dans lesquelles on se divisait et subdivisait. Les chrétiens [...] s'étaient tellement excités comme à l'envi à toutes sortes de malices, de haine, de méchanceté [...] qu'ils avaient en quelque sorte chassé le christianisme du monde par de continuelles contro­verses sur la façon de l'entendre. C'est dans ces siècles ténébreux que la plupart des superstitions et corruptions ont été non seulement mises au jour, mais se sont établies. Après le concile de Nicée, l'Église d'Orient se trouva déchirée par les disputes des Ariens, des Sabelliens, des Nestoriens et des Eutychiens [...]. Le clergé s'avisa de donner des protections à des officiers de l'armée et ainsi, la justice fut vendue publiquement et toute sorte de corruptions furent encouragées. Dans l'Église d'Occident, éclate une dispute entre Damase et Ursicien sur le siège épiscopal de Rome avec tant de flamme qu'ils en vinrent à la violence et au meurtre. Ces dissensions s'élevèrent principalement par la faute des empereurs, en particulier par celle de Constantin [...] et sous Justinien [...] qui proclamait que ce n'était pas un crime que de condamner à mort un homme d'un sentiment différent du sien. Cette corruption de mœurs et de doctrines, tant parmi les princes que parmi le clergé fut nécessairement suivie par la dépravation générale du peuple. L'unique affaire des gens de toute condition était de gagner de l'argent par quelque moyen que ce fut et de le dissiper ensuite dans le luxe et la débauche14. »

 

Dans son Ancient Christianity  (t. I, p. 266), Taylor a pu écrire : « Ce que Mohammad et ses califes ont rencontré dans toutes les directions était une superstition si abjecte, une idolâtrie si grossière et si honteuse, des doctrines ecclésiastiques si arrogantes, des pratiques religieuses si dissolues et si puériles, que des Arabes d'esprit fort se sentirent eux-mêmes inspirés comme des messagers divins pour réprouver les erreurs du monde15. » Évoquant les souffrances infligées par les Perses au peuple de Palestine au temps de Mohammad, un moine historien n'a pas hésité à dire que c'est pour la méchanceté des chrétiens de là-bas que Dieu a envoyé sur eux la cruauté du persécuteur zoroastrien. Parlant de la même époque, Mossheim a dressé un tableau comparatif où il a mis en relief le contraste entre les derniers et les premiers chrétiens. « Durant le VIIe siècle, conclut-il, la vraie religion était ensevelie sous une masse de superstitions insensées et était incapable de redresser la tête16. »

 

Oh dirait que ces pages ont été écrites pour commenter le verset cora­nique de la sourate de La Table, verset qui fait allusion à un écart entre le christianisme et les chrétiens d'alors et qui annonce que le schisme résultant de cet écart s'éternisera jusqu'au jour de la résurrection (5,14).

 

Les Arabes convertis au christianisme se comportaient-ils mieux que les chrétiens d'origine ? Certes non. Malgré leur conversion, les tribus arabes de la Syrie préislamique (les Ghassanides) n'en conservaient pas moins des survivances païennes17. 'Ali a pu dire des Taghlîb qu'ils n'ont retenu du christianisme que l'habitude de boire du vin18. Et Huart conclut : « Si sédui­sante que fût l'idée que la vue de la pratique de la religion chrétienne en Syrie avait vivement agi sur l'esprit du jeune réformateur, il faut y renoncer, en présence de l'incertitude des bases historiques19. »

 

Tel est donc le spectacle vivant qui s'offre à notre observateur. Partout où il tourne les yeux, il voit des aberrations à rectifier, des déviations à ramener sur le droit chemin. Nulle part il ne trouve ce modèle moral et religieux sur lequel il aurait été tenté de copier son œuvre réformatrice. Les matériaux qu'il a trouvés jusqu'ici lui ont fourni sans doute un objet à détruire, mais guère de pièces pouvant servir à une construction.

 

Élargissons encore notre champ d'investigation. En dehors du monde concret et visuel, il y a le monde auditif et les milieux livresques. Si l'exemple n'a pas été édifiant, la leçon pourrait l'avoir été. D'où pourrait venir cette leçon et par quel véhicule ?

 

La première solution qui vient à l'esprit est de supposer que Mohammad aurait tiré ses leçons d'une lecture directe des Livres antérieurs, qu'ils soient judéo-chrétiens ou non20.

 

Mais d'abord, Mohammad savait-il lire ?

 

Le Coran répond par la négative et donne cet analphabétisme comme l'une des preuves de la divinité de son instruction. Non seulement il qualifie le Prophète de oummi, issu d'un peuple de oummiyîn (7,157 ; 3,164 ; 62,2), c'est-à-dire d'illettrés, non instruits ; non seulement, comme le veut Sprenger, il appartient à un peuple païen, n'ayant pas reçu d'enseignement révélé21, mais le Coran affirme encore, et en propres termes, qu« il n'a jamais lu un livre avant le Coran, ni jamais su écrire » (29,48). Ses adversaires eux-mêmes ont dû admettre ce défaut de Mohammad puisque, voulant expliquer la source d'où il aurait puisé l'histoire de l'Antiquité, par exemple, ils n'osèrent pas l'accuser de l'avoir écrite, (كتبها) catabaha mais qu'il se l'était fait écrire (اكتتبها) ictatabaha (25,5). Deux formes verbales en arabe que certains orientalistes ont confondues22.

 

À supposer même qu'il ait su lire, un autre obstacle s'avère insurmon­table. C'est qu'à ce moment-là il n'existait pas de Bible en arabe, ni de l'Ancien, ni du Nouveau Testament23. Ces documents en langues étrangères constituaient le monopole de certains savants bilingues qui les tenaient précieusement cachés. Le Coran nous montre ces gens du Livre si avares de leur science qu'ils acceptaient à peine de produire quelques feuillets du Pentateuque et prenaient leurs précautions pour en cacher la majeure partie (6,91). Plus tard, à Médine, il dénoncera leurs autres façons de dissimuler : verbales (3, 78) ou écrites (2,79). En tout cas, l'histoire ne nous signale aucun contact entre le Prophète et ce monde savant avant l'hégire. Tant qu'on reste dans les généralités incontrôlables, on peut sans doute supposer l'existence de telles relations et ouvrir la porte à toutes les imaginations. Mais dès qu'on en vient à préciser, on tombe dans un anachronisme éclatant24.

 

Mais si Mohammad n'a pas pu puiser ses idées religieuses dans les textes bibliques, ni directement ni à travers une information méthodique et de longue haleine auprès des docteurs compétents, n'est-il pas possible qu'il les ait tirées de certains poètes arabes judéo-chrétiens ou assimilés ?

 

Remarquons d'abord que le Coran nous montre le Prophète si peu fami­liarisé avec la poésie en général qu'il la considère comme « indigne de lui » (36,69). Mais passons là-dessus et demandons-nous quel est l'enseignement qui pourrait se dégager de ce genre de littérature. Nous en trouvons de deux sortes. Certains poètes, en effet, et c'est le cas d'Al-A'châ, dépeignent plutôt les coutumes et les pratiques religieuses de l'Église (notions dont nous ne trouvons aucune trace dans le Coran). Tout particulièrement, leur attention est attirée par l'usage du vin ; usage auquel, bien loin de l'emprunter, le Coran va porter le coup décisif. Ce n'est pas à cette catégorie que le Coran peut être affilié. Mais il est un autre genre de poésie consacrée presque entièrement à des idées religieuses. Sous ce rapport, les vers d'Omayya ibn Abi-Ssalt nous fournit l'exemple le plus frappant. La des­cription de la vie future et les récits de l'antiquité religieuse, tels sont les deux thèmes favoris qu'on y rencontre, et souvent dans les mêmes termes que dans le Coran. Pourquoi ne pas y voir le modèle selon lequel celui-ci fut composé ?

 

Si l'on réussit à établir les conditions nécessaires de ce rapport, ce sera, en effet, la découverte la plus convaincante, qui nous dégagera, au moins en partie, du fardeau des explications surnaturelles. Et ainsi auront vu juste les auteurs qui considèrent les vers d'Omayya comme le chaînon manquant qui relie le Coran à la Bible25.

 

Sans doute, pour soutenir cette thèse, la première condition est d'établir ou de postuler l'authenticité des vers en question. Mais sur ce point encore, nous n'avons pas l'intention de soulever de difficultés. Si certains collecteurs littéraires comme Hammâd et Khallâf el-Ahmar ont pu être soupçonnés d'avoir fabriqué des vers et de les avoir mis sur le compte des anciens en les mêlant aux leurs, il serait excessif de généraliser ce caractère suspect en l'étendant à toute la poésie arabe ou à la poésie préislamique en particulier. Seulement il ne suffit pas qu'un texte soit authentique, encore faut-il qu'il soit antérieur au texte qui lui ressemble pour pouvoir être considéré comme en mentionnant tel ou tel fait de l'histoire sainte, il souligne qu'avant d'être chargé de sa mission, Mohammad, pas plus que son peuple, n'était familier de cette histoire (3,44 ; 11,49 ; 12,3 ; 28,4-6). S'il en était autrement on peut imaginer quelle réplique justifiée, il aurait entendue de la part de ses adversaires.

 

Mais, à supposer que certains détails se soient infiltrés dans le credo populaire, Mohammad pouvait-il si naïvement ajouter foi à l'autorité de la foule, lui qui s'était toujours montré « prudent à l'égard des rapports des savants eux-mêmes » ? Et puisque les idées en cours dans cette Babylone de religions ne pouvaient pas toutes aller dans le même sens, les païens, les Sabéens, les mages, les juifs, les chrétiens, chacun présentant la vérité à sa façon, à qui d'entre eux aurait-il dû accorder crédit ? À quoi s'en tenir parmi ces exposés contradictoires ? S'il tenait à nous rapporter ce que chaque communauté, chaque secte, chaque branche d'une secte professait, quel monstrueux mélange nous aurions eu dans le Coran ! (4,82.)

 

Ici apparaît la nécessité de faire intervenir un facteur nouveau, et qui est le coefficient personnel.

 

On peut supposer en effet que pendant ses courtes retraites à la veille de l'Inspiration, ou même durant les solitudes pastorales de sa jeunesse, « cet homme rêveur » se livrait à des méditations profondes. Une distinction est toutefois nécessaire ici entré deux domaines du savoir humain : l'empirique et le rationnel. L'histoire humaine ne se plie pas à notre logique ; il y a des absurdités historiques qui contredisent notre raisonnement. Ce n'est pas en se repliant sur lui-même que Mohammad aurait pu découvrir que tel ou tel événement s'est passé à telle date à tel endroit. Or, c'est précisément sur le parallélisme de l'histoire sainte dans le Coran et dans les livres précédents qu'on insiste le plus souvent pour chercher le moyen par lequel s'est effec­tuée cette concordance.

 

Les méditations rationnelles étant sans effet sur le plan empirique, elles sont, sans nul doute, d'un excellent secours pour la découverte des vérités éternelles. Quelle est la portée de la raison pure en matière de religion ? Bien limitée, il faut l'avouer. Elle peut nous révéler évidemment la fausseté, l'inanité, la folie de l'idolâtrie et de la superstition. Mais ces extravagances une fois éliminées, que faut-il bâtir à leur place ? Jamais aucune doctrine ne s'est élevée uniquement sur des notions négatives. À ce premier stade, Mohammad a dû se trouver dans la même position que les Hanîfs, c'est-à-dire perplexe et angoissé. C'est du moins ce que le Coran nous laisse entendre, en le dépeignant à la veille de la révélation, le cœur gros et gémis­sant comme sous un lourd fardeau (94,1-3).

 

Accordons que la première étape de la recherche a été vite franchie par Mohammad et que la vérité la plus fondamentale a été bientôt découverte par lui ou acquise de bonne heure. Mais connaître le Dieu créateur n'est pas le tout de la science religieuse du Coran, et le chemin qui mène à cette science est bien long et tortueux, sinon complètement fermé devant l'intel­ligence réduite à ses possibilités humaines. Par quelle lumière aurait-il découvert ces incalculables attributs divins, les rapports de Dieu avec les mondes visibles et invisibles, la destinée réservée à l'homme après la mort..., sans jamais revenir sur une déclaration une fois avancée et en gardant en même temps cette concordance frappante avec les données des Écritures conservées entre les mains des savants ? Il est clair qu'une intelligence pure non guidée par des enseignements positifs est incapable d'avancer d'un pas aussi sûr et clairvoyant sur ce chemin. Et le Coran ne fait que confirmer cette vérité pour le cas qui nous occupe lorsqu'il déclare que Mohammad, au moment où il fut recueilli par la Révélation, « ne savait ni ce qu'est le Livre, ni ce qu'est la foi » (42,52). Et nous ne parlerons pas de l'œuvre législative qui se trouve dans le Coran sous ses divers aspects moral, social et rituel. De quelle manière faut-il rendre le culte à Dieu ? Quelle est la meilleure règle pour l'individu, la société, l'humanité ? De tout cela Mohammad était ignorant. Aurait-il su guider les autres alors qu'il ne savait pas se guider lui-même religieusement ? (93,7.)

 

1. Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1851.

 

2. Ibn-Hichâme, Sira, 1.1, p. 144.

 

3. Boukhâri, K. Maghâzi, B.37.

 

4. Voir plus haut, IIe Partie, chap. 1.

 

5. Cf. G. Sale, Observations historiques et critiques sur le Mahométisme. pp.30-31.

 

6. Encyclopédie de l'Islam, art. Sâbia.

 

7. Lisez dans Huart, « Une nouvelle source du Coran » (Journal asiatique, juillet-août 1904) la conclusion suivante : « Les textes arabes qui ont été trouvés, publiés et étudiés depuis lors ne permettent de voir dans le rôle attribué à ce moine syrien qu'une pure fantasmagorie » (p. 127) .

 

8. Massé, L'Islam, p. 120.

 

9. Huart, « Une nouvelle source du Coran », p. 131.

 

10. Lammens, L'Islam, p. 28.

 

11. Le Dogme et la Loi de l'Islam, p. 4.

 

12. Andrae, Mahomet, sa vie et sa doctrine, pp. 37-38.

 

13. Sprenger, cité par Huart, « Une nouvelle source... », p. 128.

 

14. Cf. Sale, Observations sur le Mahométisme, pp. 68-71.

 

15. Isaac Taylor, cité par Tisdall, The Sources of the Coran, pp. 136-137.

 

16. Voir Tisdall, ibid.

 

 17. Cf. Massé, L'Islam, p. 17.

 

18. Nœldeke, Geschichte des Korans, p. 10. Voir aussi Zamakhchari sur 5,5.

 

19. Huart, « Une nouvelle source... », p. 129.

 

20. S. Tisdall va en effet soutenir que certaines notions de l'islam dérivent du zoroastrisme, et il consacre tout un chapitre aux éléments dits zoroastriens dans le Coran et la Sounna. Sans préjuger de l'origine ou même de la parenté des idées mentionnées par lui sous ce titre, nous constatons que, sauf l'idée de houris, elles n'appartiennent pas au Coran mais à certaines traditions plus ou moins douteuses : ce sont les idées de nour, « lumière de Mohammad », d'Azraïl, « ange de la mort », de sirât, « Pont de l'Enfer », etc.

 

21. Interprétation qui, pour n'être pas absurde dans certains passages, n'en devient pas moins absurde dans d'autres, où le mot oummi est appliqué aux juifs non instruits (2,78). D'autre part, quand le Prophète dit de lui-même et de son peuple « Nous sommes une nation oummiya », il l'explique en ces termes : « Nous n'écrivons ni ne calculons » (Boukhâri, K. Saoum, B.13).

 

22. Par exemple Leblois, op. cit., p. 34. Cet auteur, suivant d'autres exemples, a voulu prouver l'antithèse par une tradition selon laquelle, sur son lit de mort, le Prophète demanda qu'on lui apportât de quoi écrire pour coucher son testament au sujet du califat. Mais l'argument n'est pas probant car, d'abord, il n'y est pas dit que le Prophète a écrit, et l'on ne peut rien conclure d'un tel projet, de surcroît non réalisé, d'un mourant. Ensuite et surtout l'action d'écrire, attribuée aux grands chefs en général, et à plus forte raison à un chef connu parmi ses disciples pour n'avoir jamais manié une plume ou déchiffré une écriture, ne saurait signifier autre chose que dicter et apposer ensuite son cachet. C'est ainsi qu'en parlant de ses correspondances diplomatiques on emploie ce terme en voulant dire qu'il a écrit par l'intermédiaire de ses secrétaires. De même, pour le traité de Hodaïbiya, il est dit qu'il a écrit, alors qu'on sait pertinemment que c'est 'Ali qui, sous la dictée du Prophète, mit ce traité par écrit. Voici un autre argument que l'on a voulu tirer de la rédaction de ce même traité. 'Ali l'ayant intitulé « Traité de paix entre Mohammad, l'Envoyé de Dieu et... », le délégué qoraïchite objecta que s'il reconnaissait à Mohammad le titre d'envoyé de Dieu, il ne l'aurait pas combattu. Condescendant, le Prophète ordonna d'effacer ce titre. Mais Ali n'osa pas s'y résigner. Alors le Prophète lui demanda où se trouvait le mot à effacer et l'effaça de sa propre main. Jusqu'ici, il n'y a pas de difficulté. Mais une version très concise et elliptique ajoute : « et écrivit à sa place "Mohammad ibn-'Abdillâh". Ce qui, apparemment, impute l'écriture au Prophète. Mais à supposer que ce soit bien là le sens du récit, la formule ne doit poser aucun embarras car d'une part, la règle générale veut que cette attribution soit entendue dans un sens médiat, d'autre part, cette équivocité apparente se trouve élucidée dans les autres versions où il est précisé qu'une fois l'ancien titre effacé par les soins du Prophète 'Ali le remplaça par le nouveau. S'autoriser de cette ambiguïté pour soutenir que le Prophète possédait la science de l'écriture, ce serait d'ailleurs oublier bien vite le fait qu'il ne put reconnaître le mot à annuler que guidé par son scribe. Ce serait en outre fermer les yeux sur une mention donnée en cet endroit où le recours au scribe est expliqué par le fait que le Prophète ne savait pas écrire. Ainsi, de l'aveu même du Prophète, par son comportement durant toute sa vie, par le témoignage de ses disciples, par les objections de ses adversaires, enfin par la proclamation solennelle du Coran, l'analphabétisme de Mohammad nous paraît bien établi. Les tentatives qui avaient pour objet de susciter l'idée contraire sont trop faibles pour pouvoir l'ébranler. Mohammad ne vivait pas sur une autre planète. Sa vie est connue dans ses moindres détails, et son peuple ne pèche pas par une naïve crédulité. S'il avait su lire, n'aurait-il pas dû, quelquefois au moins, regarder et vérifier la teneur de ses correspondances ou même les copies de son Coran ? Aussi, malgré le caractère équivoque de certaines versions, Nceldeke a retenu les résultats suivants : 1) Mohammad lui-même se tenait pour analphabète, c'est pourquoi il fait lire par d'autres le Coran et ses lettres. 2) Qu'en tout cas, il n'a pas lu la Bible, ou une quelconque autre grande œuvre » (Geschichte, 1re Partie, p. 16).

 

23. Cf. Leblois, op. cit. Le Professeur Graf est encore plus afrirmatif. Ce n'est que plu­sieurs siècles plus tard qu'une Bible en arabe fera son apparition, et ce n'est qu'au IXe et au X" siècle seulement que le besoin se fit sentir d'une traduction de l'Évangile ( The Moslem World, avril 1939, article de Miss Padwick sur I'« Origine des traductions arabes »). Malgré ses infatigables recherches dans les bibliothèques, l'abbé Chidiac affirme n'avoir pas pu faire remonter plus haut que le XIe siècle les mentions à la plus ancienne traduction arabe du Nouveau Testament (Chidiac, Études sur Ghazâli, Réfutation excellente..., chap. VII).

 

24. Voir plus loin, fin du deuxième chapitre.

 

25. Sprenger Dos Leben und die Lehre des Mob, 1.1, p. 78, cité et développé par Huart, « Une nouvelle source... », p. 133

 

 

 

 

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Chapitre II

 

RECHERCHE DE SOURCES

DANS LA PÉRIODE MÉDINOISE

 

Le changement de milieu et le contact à Médine avec les gens du Livre ont-ils agi sur le comportement du Prophète et sur son enseignement ?

 

Après le tour d'horizon que nous venons d'effectuer à la recherche d'éven­tuelles sources terrestres utilisées par Mohammad au cours de la période mecquoise de sa vie pour la composition du Coran et qui a abouti à un résultat négatif, on serait tenté de tirer tout de suite une conclusion semblable pour son séjour à Médine. Mais ce serait feindre de croire qu'aucun chan­gement n'était intervenu au cours de la période médinoise de Mohammad.

 

Nous avons d'abord traité de l'époque mecquoise dans son ensemble, avant et pendant l'émission coranique indistinctement. Et puisqu'il s'agit de chercher une éventuelle origine humaine du Coran, nous avons dû et nous devons encore faire abstraction de la source de la Révélation. Or, ce fait mis à part, nous avons constaté que, durant la première moitié de la mission mohammadienne, c'est-à-dire pendant son séjour à La Mecque, non seulement les conditions du milieu restent inchangées, mais la possi­bilité pour lui d'une information extérieure tend plutôt à diminuer.

 

Dès qu'il lance son premier message, il entre dans l'histoire. De plus en plus, ses pas sont comptés, ses relations observées. De surcroît, malgré les oppositions et les persécutions, son indépendance, sa conviction et le ton empreint d'autorité de son enseignement s'accroissent sans cesse.

 

Aussi, étant donné l'extrême pauvreté, sinon l'inexistence de sources uti­lisables dans la période préhégirienne, l'hypothèse d'une instruction humaine reçue par lui alors tend actuellement à être complètement abandonnée.

 

Mais un changement considérable intervient précisément avec l'hégire. S'étant éloigné d'un milieu païen, ignorant, hostile, il trouve refuge dans une atmosphère accueillante et amie, où il est entouré de disciples forts et dévoués. Il est désormais en contact avec les juifs de Médine qui forment une communauté religieusement organisée. N'y aurait-il pas dans cette ère nouvelle et ce milieu nouveau un terrain fécond pour les recherches histo­riques et le rapprochement doctrinal ?

 

Considérons d'abord la disposition générale de l'esprit coranique, même dès avant l'hégire, pour voir s'il jugeait cette communauté nouvelle digne de représenter vraiment la vertu révélée, et digne par conséquent d'être un modèle à suivre.

 

Il est curieux de constater le contraste frappant entre l'attitude coranique vis-à-vis du monde judaïque et celle relative à la chrétienté. Quand il parle spécialement des chrétiens, on le voit sinon en faire des éloges (5,82 ; 57,27), du moins leur adresser des blâmes sur un ton relativement modéré. Il n'en est pas de même quand il s'agit des juifs de son temps. Pour lui, ce sont des hommes qui ne suivent plus la Révélation mais des inspirations sata-niques (16,63). Faisant allusion au supplice du « feu du fossé » que les juifs du Yémen avaient jadis infligé aux chrétiens, il prend le parti de ces derniers en déclarant que ce crime est un attentat prémédité contre la vraie foi (85,1-10).

 

Plus tard, à Médine, il multiplie les condamnations. Ceux qui ont reçu le Pentateuque, proclame-t-il, et qui en ont cultivé la lettre ne l'observent point fidèlement (62,5). Ils pratiquent l'usure et font usage de toutes sortes de gains illicites (4,161). Grâce à des illusions religieuses, ils se permettent corruption et mensonge (2,79-80). Ils croient n'être tenus à aucune justice ni à aucune obligation envers les autres communautés (3,75).

 

Il serait étonnant que ce peuple que le Coran juge si sévèrement puisse servir à Mohammad de modèle ou de source d'enseignement. Quelque illogique que soit cette hypothèse, elle ne doit pas, toutefois, nous empêcher d'étudier son argument. Un jugement a priori pourrait être contredit par les faits. Il faut accueillir avec gravité toute recherche sérieuse ayant pour but de nous dévoiler un coin inconnu de la vérité. Le doute méthodique de Descartes est à nos yeux un principe salutaire, aussi indispensable à la foi qu'à la science. À quoi bon avoir une foi bâtie sur du sable mouvant ? Les erreurs, ainsi que leur nid favori, les préjugés, sont pour toute conscience sincère l'ennemi numéro un qu'elle doit pourchasser partout, même derrière > les vérités qui lui semblent les mieux démontrées.

 

Lorsque nous voyons la lune changer de phase suivant ses positions par rapport au soleil, nous jugeons pertinemment que c'est du soleil qu'elle tient sa lumière. Ne devons-nous pas juger pareillement des inspirations mohammadiennes quand nous les voyons évoluer, se modifier ou se rétracter à mesure qu'il se trouve en contact avec les milieux savants de Médine ? C'est ce que plusieurs auteurs européens ont voulu établir.

 

La plupart d'entre eux ont été frappés par deux aspects généraux qu'ils ont regardés comme incompatibles avec la divinité d'un message. Le plus grand argument consiste dans cette attitude belliqueuse prise à Médine et qui apparaît comme une volte-face par rapport à l'attitude antérieure de Mohammad. Quand on y ajoute la polygamie du Prophète vers la fin de ses jours, c'est, à les entendre, la ruine totale de la morale islamique. Ceux-là mêmes qui reconnaissent la plus haute valeur à l'islam naissant, souffrant et persécuté, et à son fondateur pacifiste et monogame à La Mecque, ne peuvent sans horreur voir ce dernier « les mains dans le sang et entouré de son cortège de femmes ».

 

On découvre aisément, sous ce style imagé d'auteurs pourtant chrétiens, un fond d'argumentation qui ne peut être pris au sérieux sans qu'il ne détruise une partie de leur propre foi dans l'enseignement biblique antérieur au Christ et contre lequel on peut invoquer ce même double argument.

 

Nous avons suffisamment montré pour n'avoir pas besoin de la répéter, la position réelle de la loi coranique relativement au premier point1.

 

Quant au second argument, il touche à peine l'objet de notre étude, qui est le Coran, et non la personne du Prophète. Mais, puisque le Livre ne laisse pas de jeter quelque lumière sur la vie privée de son messager, tâchons de voir comment celui-ci y apparaît.

 

Tel qu'il ressort du Coran, le portrait intime du Prophète peut être caractérisé par les traits suivants : sensibilité, volonté, foi.

 

Quant à sa nature sensible, c'est un être humain, comme le sont ses prédécesseurs (21,7-8). Non seulement, comme tous les autres, il se nourrit et œuvre pour gagner sa vie (25,20), mais, comme certains d'entre eux, il a des femmes et des enfants (13,38). Plus encore. Il n'est pas incapable d'apprécier la beauté humaine (33,52).

 

Puisque l'on s'accorde à définir la moralité non comme l'insensibilité, mais comme la domination de ses penchants, il faut faire intervenir le deuxième facteur du caractère de Mohammad : la volonté. Sous ce rapport, nous le voyons en possession d'un pouvoir d'abstention si ferme qu'il peut s'interdire totalement des choses permises (66,1). 'Aïcha a dit que nul n'avait plus que lui la maîtrise de ses sens2.

 

Vient enfin sa soumission absolue aux commandements divins qui trans­cendent ses vues et ses tendances. Mentionnons, en l'occurrence, la règle coranique qui lui délimita d'abord les catégories de femmes avec qui il pourrait se marier (33,50) et l'autre règle qui, à un moment donné, lui interdit formellement de conclure un nouveau mariage, si désirable fut-il (33,52). Cette série de réglementations est plus claire encore dans le cas de la divorcée de Zaïd (son fils adoptif). C'est là le seul mariage mentionné dans le Coran (33,37). On voit le Prophète essayer par tous les moyens d'éviter cette union ; mais la loi coranique la lui impose pour mettre fin (non seulement par la leçon, comme le voulait le Prophète, mais par l'exemple), au régime d'adoption païen en vertu duquel le fils adoptif était entièrement assimilé au fils légitime. Voilà ce qu'on peut appeler littérale­ment : mariage par devoir, contraire aux sentiments les plus forts.

 

Lorsqu'on examine les circonstances dans lesquels eurent lieu les autres contrats, on trouve que la plupart furent imposés, non certes par une néces­sité législative semblable, mais par d'autres considérations humaines : consoler et honorer la veuve d'un martyr ; cimenter l'union intertribale par un lien de parenté sacrée ; créer une atmosphère favorable à l'affranchisse­ment des captifs de toute une tribu (ces captifs se trouvaient alors entre les mains des musulmans ; ces derniers durent les libérer immédiatement, en raison de leur nouvelle parenté avec le Prophète), etc. Mais il ne faut pas être un historien érudit pour apprécier le caractère moral d'un hommequi a passé sa jeunesse dans la chasteté absolue, qui, une fois marié a observé la monogamie durant trente ans et qui ne prend une autre épouse3 qu'alors qu'il va sur la cinquante-cinquième année de sa vie. Si l'on considère en outre ses occupations et préoccupations, ses charges et ses soucis les plus variés, publics et privés (diriger les cinq prières quotidiennes depuis l'aube jusqu'à la nuit tombée, enseigner le Coran, distribuer les aumônes communes, trancher les différends, recevoir les délégations, correspondre avec les rois et les gouverneurs, commander les expéditions, édicter les lois, fonder un empire, s'occuper, en un mot de tout et de tous. Et puis veiller la nuit, prosterné, agenouillé, debout ou face au ciel), on est amené à penser que des motifs autres que la simple satisfaction des sens ont dû présider à cette institution4.

 

Ne voulant pas s'arrêter à ces objections populaires sur la guerre et la polygamie, certains orientalistes ont poussé plus avant leurs recherches dans le texte sacré de l'islam. Ils ont cru y trouver une différence radicale entre les deux périodes de l'enseignement coranique. À La Mecque, les légendes judéo-chrétiennes seraient restées « à l'état d'esquisse »5. C'est à Médine que les premiers rapports avec les juifs ont permis à Mohammad « de se fami­liariser avec l'histoire d'Abraham et les relations généalogiques d'Ismaël avec le peuple arabe »6. Il « avait vécu tout d'abord dans l'agréable illusion de sa prédication. Son Coran correspondait tout à fait aux Livres saints des Juifs et des Chrétiens. L'âpre opposition des Juifs de Médine le convainquit du contraire »7. La prière avait d'abord lieu deux fois par jour, le matin et le soir. À Médine s'y ajoute une troisième, celle de l'après-midi, « évidemment pour imiter les coutumes de la communauté juive»8. Pour les mêmes raisons, « le jour de 'Achoura fut institué, ainsi que l'orientation vers Jéru­salem dans la prière »9 : deux concessions au rite juif qui seront retirées plus tard en raison de l'hostilité des Israélites10. Ainsi la loi rituelle se ressent du changement politique11. Même la conception de Dieu se trouve modifiée sous l'influence de l'attitude belliqueuse de la période médinoise : « sa rigueur contre les méchants endurcis s'unit à l'attribut de sa miséricorde »12.

 

Revenons sur nos pas pour voir ce qu'il en est de ces observations.

Pour ce qui est des histoires judéo-chrétiennes en général, nous regrettons de n'avoir rien trouvé qui puisse justifier, de près ou de loin, cette remarque. Une simple consultation du Texte nous révèle tout le contraire. C'est dans les sourates mecquoises que nous trouvons exposés13 dans leur détail les divers épisodes de l'histoire biblique. Elles n'ont laissé pour ainsi dire à la période de Médine que le soin d'en tirer les leçons, et ceci, souvent par de très brèves allusions.

 

En ce qui concerne la question d'Abraham en particulier, je ne sais s'il existe un autre peuple ayant un goût aussi poussé pour la généalogie que le peuple arabe, dont les membres tiennent à conserver dans leur mémoire la chaîne de leurs ancêtres et souvent jusqu'à la vingtième génération. Serait-il concevable qu'un tel peuple demeurât jusqu'au dernier moment dans l'ignorance de ses origines ? Si l'existence sur leur territoire du temple de la Ka'ba (dont des endroits bien définis portent le nom d'Abraham et d'Ismaël) ne constituait pas pour eux un témoignage vivant et permanent de leur relation avec ces noms illustres, ils ont dû au moins l'apprendre par les Juifs, leurs voisins depuis plusieurs siècles avant l'hégire. En tout cas, le Coran ne nous semble pas avoir attendu son transfert à Médine pour établir ces relations, puisque les sourates mecquoises en font déjà mention (14,37). Mieux. Elles engagent le Prophète à suivre la confession d'Abraham (16,123).

 

L'attitude de l'islam à l'égard des religions précédentes a-t-elle évolué avec la nouvelle résidence de Mohammad ? Là encore, nous avons eu recours au texte du Coran, et voici l'enseignement qu'il nous fournit. Dans les sourates mecquoises où il en appelle constamment au témoignage des gens qui ont la science du Livre (par ex. 13,fin ; 16,43), nous voyons le Coran s'élever en même temps contre ceux de ces scripturaires qui ont suivi Satan et se sont alliés avec lui (16,63). En revanche, il maintient à Médine sa position vis-à-vis des savants qu'il prend toujours à témoin tout en affirmant qu'un certain nombre parmi eux ne voudra pas rendre ce témoignage (2,121,144,146). Ainsi, dans les deux cas, le Coran fait une distinction nette entre, d'une part, les Livres saints eux-mêmes et, d'autre part, les savants juifs ou chrétiens. D'un côté ceux qui suivent fidèlement les Livres et de l'autre ceux qui, au contraire, ne suivent que leur passion.

 

Relativement au nombre des prières musulmanes, nous avouons que dans tous les ouvrages islamiques que nous avons pu consulter, nous n'avons trouvé nulle part l'indication d'une telle évolution. Et il est regrettable que les critiques occidentaux ne nous disent pas dans quels documents ils l'ont puisée. Car d'après toutes les données à notre portée, ces prières sont au nombre de cinq dès la première heure de leur institution à La Mecque. Le Prophète les a ainsi établies avec toutes les précisions nécessaires et le Coran en fait mention brièvement à plusieurs endroits (par ex. 30,17-8 ; 20,130 ; 11,114 ; 17,78). Peut-être un malentendu se serait-il glissé dans l'esprit des auteurs par une interprétation inadéquate du mot doulouc dans ce dernier passage.

 

Pour la question du jour de 'Achoura auquel le Coran ne fait aucune allusion, nous savons par les traditionnistes14 que les Qpraïchites pratiquaient le jeûne ce jour-là depuis bien avant l'islam et que le Prophète l'observait avant l'hégire. Nous savons par ailleurs que cette observance demeure recommandée par les hadîths15. Dire que le Prophète a pris sa décision primitive pour imiter les juifs et qu'il est ensuite revenu sur cette décision en raison du changement politique, c'est donc avancer des affir­mations qui ne cadrent pas avec les faits.

 

Quant à la Qibla, il est vrai que les croyants ont dû, pendant un moment, au début de l'hégire, se tourner dans la direction de Jérusalem pour accom­plir leurs prières. Mais il y a anachronisme à prétendre que le remplacement de cette direction par celle de la Ka'ba (remplacement justifié dans le Coran : 2, 142-150) fut déterminé par l'hostilité des juifs. Cette hostilité n'a com­mencé qu'en 625, alors que l'établissement définitif de la qibla avait eu lieu en 623 de l'ère chrétienne.

 

Reste la dernière remarque, celle qui regarde la conception coranique de Dieu. Un simple retour au Texte suffit pour vérifier si le Dieu de l'islam a changé de face selon que le Coran nous en parle dans la période pré- ou post-hégirienne. Le Coran en parle toujours avec son attribut de rémuné­rateur universel, tant pour le bien que pour le mal, et les sourates mecquoise nous fournissent conjointement les deux modes de rétribution (par ex. 6,fin ; 13,6 ; 40,43). En revanche, les sourates révélées à Médine, tout comme celles de La Mecque, débutent toujours par la formule : « Au nom de Dieu, clément et miséricordieux. » II serait inutile, nous semble-t-il, de nous appliquer à démontrer que l'amour de Dieu pour les hommes se présente indifféremment dans les deux périodes comme le lot des chari­tables, des justes, des patients, des purs ; alors que sa colère est réservée aux injustes, aux orgueilleux, aux infidèles. Mais ce qui mérite d'être souligné, au contraire, c'est l'inverse de la remarque présentée par nos critiques. En effet, c'est dans les sourates données à La Mecque que le « Dieu du combat » apparaît le plus fréquemment. C'est là qu'abonde l'histoire de l'antiquité pécheresse et du terrible châtiment qu'elle a subi : menaces implicites (mais constantes) pour les cités qui sont en train de marcher dans le même sillage. Bien plus. Si nous examinons le texte de plus près, nous verrons que cette lutte ordonnée à Médine contre les agresseurs ne fut que l'exécution d'un ultimatum explicite donné et répété déjà à La Mecque (par ex. 10,102 ; 11,121-2 ; 17,78).

 

À la base de cette dernière objection, comme à l'origine de tant d'autres, il est une erreur sur laquelle nous voudrions dire un mot, à savoir l'idée qu'on se fait souvent de la notion de naskh16 ou « abrogation » en islam. Cette notion, les islamisants se la représentent tantôt comme une rétraction d'un ordre déjà donné, tantôt comme la découverte d'une vérité inconnue dans le passé. Ni l'une ni l'autre définition ne correspond correctement à la chose définie. Dans l'ordre de la connaissance, il n'y a jamais et il ne peut y avoir ni abrogeant ni abrogé dans l'enseignement révélé. La vérité d'hier ne saurait être l'erreur d'aujourd'hui. Sinon, « abrogation » signifie­rait science nouvellement acquise, ce qui, appliqué à Dieu serait une absur­dité, voire une impiété. Dans le domaine pratique, au contraire, il y a eu des abrogations aussi bien au sein d'une même confession que d'une confes­sion à l'autre. « On vous a dit... or, je vous dis... » Mais dans quel sens faut-il entendre un tel changement ? Pour qu'une loi soit changée faut-il nécessairement qu'elle se soit révélée inique ou mal conçue au départ ? Si cela est admissible dans nos institutions humaines, cela ne peut évidemment l'être quand il s'agit d'une loi divine. Dieu ne revient pas sur ses décisions, il ne se ravise pas. La règle dont il fait cesser l'application et celle qu'il lui substitue portent toutes deux et également la marque de sa sainteté. Cha­cune d'elles, rapportée à son temps, est l'unique sagesse qui s'impose. Qu'il s'agisse de progrès ou de régression, d'indulgence ou de sévérité, ce n'est pas dans la conception du législateur que réside le changement, mais bien dans les circonstances historiques et dans leur exigence de solutions amendées. Quelquefois, le texte qui établit la première mesure porte expres­sément le titre de loi « provisoire » (2,109 ; 4,15). Le plus souvent ce titre est sous-entendu. On ne l'apprend que par la loi suivante, qui pourrait donner l'impression d'une solution improvisée, alors qu'en réalité, tout a été prévu et échelonné à des échéances déterminées (2,143). On nous accor­dera qu'un bon législateur ne saurait traiter les hommes dans une période transitoire de la même manière qu'au terme de leur évolution. En habile médecin, il doit au contraire changer leur régime selon le développement de leur aptitude et leur capacité d'assimilation. Loin de se présenter comme un défaut, cette marche progressive dans l'enseignement et la législation est la plus propre à former des âmes éclairées et assagies, des nations disciplinées et des mœurs solides.

 

Les observations d'auteurs européens que nous venons d'examiner avaient pour objet essentiel de prouver par une critique interne de l'enseignement coranique l'existence d'emprunts qu'il aurait faits aux documents religieux de Médine. Si leur entreprise avait réussi, c'eût été une façon indirecte d'établir un rapport d'information entre le Prophète et les gens du Livre. Mais pourquoi ne pas y aller franchement et nous désigner la ou les per­sonnes auprès de qui il se serait instruit ? Aucun historien conscient de sa responsabilité n'a osé le faire. Pourtant, comment se fait-il que vivant au milieu d'eux, cet homme n'ait eu aucun contact avec les docteurs juifs ? Et quelle fut leur attitude envers lui ?

 

Le Coran nous le dit. Il les divise en deux classes. La grande majorité, hostiles dès avant son arrivée, non seulement lui cache leur science, mais, à maintes reprises, tente inutilement de le tromper et de lui dresser des embûches. Tantôt, les religieux juifs lui posent, par l'intermédiaire de ses concitoyens, des questions embarrassantes sur l'âme (17,85), sur des énigmes historiques (18,9-25) ; tantôt ils exigent de lui qu'il fasse descendre du ciel sur eux un livre tout écrit (4,153) ; tantôt ils nient certains articles dont il assure qu'ils se trouvent dans leurs Livres et ne le reconnaissent qu'une fois mis au défi et convaincus de leur fraude (3,93-5 ; 5,43). Nous sommes loin de l'attitude bienveillante de tout initiateur.

 

À l'inverse, un certain nombre de ces savants israélites sont venus, débar­rassés à la fois de leur préjugé racial et de leurs ambitions personnelles, pour écouter l'enseignement du Prophète et examiner sa physionomie. Le recon­naissant à des signes précis « contenus dans leurs Livres », ils lui rendent témoignage de la divinité de sa mission (2,121,126 ; 7,157 ; 61,6). Le nom le plus célèbre parmi ce groupe est celui de 'Abdallah ibn-Salâm. Les cir­constances dans lesquelles son témoignage fut rendu sont très édifiantes. Cet homme, qui était reconnu par les Juifs comme le plus savant et le plus vertueux d'entre eux, est tout de suite renié par eux dès qu'il eût déclaré sa conversion17.

 

Entre les deux catégories d'hostiles et de soumis, l'histoire ne laisse pas de place pour des « amis précepteurs ».

 

Mais dire que c'est de Ibn-Salâm que Mohammad aurait tenu cette science, ce serait non seulement altérer la donnée historique, en interver­tissant le rôle de maître et de disciple ; mais ce serait en même temps commettre un anachronisme évident18, puisque toute la substance de la vérité biblique avait déjà été donnée et précisée à La Mecque, avant que les savants juifs n'aient eu l'occasion de « voir le visage du Prophète »19 et, chose remarquable, les quelques épisodes complémentaires évoqués à Médine, se rapportent pour une très large part à la vérité chrétienne, vérité que les juifs ne reconnaissent pas.

 

Dès lors, on aura beau accumuler des ressemblances entre l'exposé cora­nique et les données judéo-chrétiennes20, nous ne dirons pas : peine inutile. Bien au contraire, ces ressemblances entre les révélations abonderaient dans le sens de la thèse coranique qui répète sans cesse que son enseignement se trouve « contenu dans les livres des anciens » et que « le témoignage des savants israélites » est une « preuve suffisante » de cette vérité (26,196-7 ; 87,18-9). Cependant, de la concordance à l'emprunt il y a une lacune profonde qui n'a pas eu la chance, au moins jusqu'à présent, d'être comblée.

 

1. Voir plus haut, I" Partie, chap. III.

 

2. Boukhâri, K. Kitâb Saoum, B.23.

 

3. Il est vrai que cette femme était sa fiancée avant l'hégire. Mais cela prouve aussi que le principe de la bigamie est ancien et qu'il n'est pas l'effet d'une nouvelle conception morale déterminée par l'atmosphère de Médine.

 

4. Lisons les rapports de 'Aïcha et des autres Mères des croyants sur son emploi du temps nocturne. Elles nous disent comment, en s'arrachant au sommeil, il se livre chaque nuit à des prières prolongées, tantôt debout jusqu'à ce que ses pieds enflent (Boukhâri, K. Tahaddjod, B.6) ; tantôt prosterné au point qu'on le croit mort (Baïhaqi, cité par Nabahâni, Anouâr, p. 522) ; comment parfois il se rend au cimetière pour prier sur les âmes des morts (Mouslim, K. Djanâ'iz, B.35). Tout démontre que la piété du Prophète, loin de diminuer, se confirme et se consolide à Médine. Il a fallu que la personne du Prophète soit entourée de ces âmes pieuses et honnêtes non seulement pour qu'il nous transmette une partie consi­dérable de sa tradition, et en particulier l'enseignement féminin qui est destiné à la moitié de l'humanité, mais aussi pour compléter la preuve de sa sincérité par leur témoignage concordant sur son caractère dans cette vie intime où tous les voiles de l'hypocrisie sociale tombent et se déchirent.

 

 5. Massé, L'Islam, p. 21.

 

 6. Lammens, L'Islam, Croyances et Institutions, p. 33.

 

 7. Andrae, Mahomet, sa vie et sa doctrine, p. 139 ; Voir également Lammens, L'Islam p. 28.

 

 8. Gaudefroy-Demombynes, Institutions musulmanes, p. 66 ; Andrae, Mahomet..., p. 81.

 

 9. Andrae, Mahomet..., p. 137.

 

10. Ibid., p. 138.

 

11. Gaudefroy-Demombynes, Institutions musulmanes, p. 68.

 

12. Goldzieher, Le Dogme et la Loi de l'Islam, pp. 21-22.

 

13. Afin de guider le lecteur dans cette consultation, voici l'indication des passages mecquois du Coran qui traitent de ces historiographies : 7 (Adam, 11-25 ; Moïse, 102-176) ; 10 (Moïse, 5-92) ; 11 (Noé, 25-49 ; Abraham et Loth, 69-82) ; 15 (Adam, Abraham et Loth, 26-77) ; 17 (Peuple d'Israël, 4-8) ; 18 (Les sept dormants, 9-25 ; Moïse, 60-82) ; 19 (Zacharie, Jean, Marie, Jésus..., 1-33) ; 20 (Moïse, 9-98) ; 21 (Abraham, 51-70 ; David, Salomon, 78-82) ; 26 (Moïse, Abraham, Noé..., 10-189) ; 27 (Moïse, David, Salomon, 7-44) ; 28 (Moïse, 3-43 ; Caron 76-82) ; 29 (Noé, Abraham, Loth, 14-35) ; 34 (David, Salomon, 10-14) ; 38 (David, Salomon et Job, 17-44) ; 51 (Abraham, 24-37).

 

14. Boukhâri : K. Saoum, B.l ; et Mouslim, ibid., B.19.

 

15. Mouslim, ibid., p. 36.

 

16. Terme primitivement équivoque qui signifie ou transcription ou annulation. En droit et en principologie, on l'emploie dans le sens d'abrogation = arrêter l'application d'une loi provisoire. Mais, par extension, certains commentateurs désignent par ce mot toutes sortes d'éclaircissements ou de précisions apportés à une expression. Ibn Hazm en a usé et abusé dans cette acception. Et il n'est pas rare que dans un même passage, il prenne la préposition « hormis » ou la cojonction « mais » pour un naskh du terme général ou du terme opposé qui précède. Ainsi (2,60,196,229,233 ; 4,19,22,23,146 ; 5,34 ; 19,60 ; 24,5 ; 25,70 ; 26,227 ; 60,8-9). Un exemple frappant de cette étrange terminologie se trouve dans son commentaire de ce passage connu au début de la Révélation : « O toi qui reposes enveloppé, lève-toi et prie toute la nuit, ou presque, ou la moitié, ou un peu moins ou un peu plus » (73,1-3). « Ou presque, dit-il, est naskh de "la nuit" ; "la moitié" est naskh de "sauf un peu" ; "un peu moins" naskh de "la moitié". » II compte ainsi trois naskh dans une seule phrase et il aurait pu continuer... Faut-il donc s'étonner quand il en vient à compter 224 endroits mansoukh à sa guise ? Remarquons, en outre, que, sur ces 224 passages, 114 sont ramenés par lui à cette idée générale qu'ils pourraient inciter (quoique de bien loin) à supporter passivement l'agression des infidèles, disposition transitoire, ayant été rem­placée par l'autorisation de résister et d'opposer la force à la force. Mais ce qui mérite le plus d'être signalé ici, c'est la manière dont certains orientalistes transcrivent les idées. S'emparant de ce chiffre énorme, sans tenir compte de la terminologie très singulière de l'auteur, ils nous le présentent et surenchérissent disant que c'est là le nombre des contra­dictions coraniques reconnues par les musulmans comme étant déterminées par le change­ment politique (Renan, op. cit., p. 1079 ; voir aussi Tisdall, The Sources ofthe Coran, p. 278). On voit la distance entre les mots et les choses.

 

17. Ibn-Hichâm, Sira, 1.1, pp. 141-142 ; Boukhâri, K. Hidjra, B.l.

 

18. Un anachronisme semblable, voire avec un écart encore plus grand, mérite d'être signalé dans le prétendu rôle de Salmâne le Persan et de Marie la Copte comme respecti­vement initiateurs de Mohammad aux religions zoroastrienne et chrétienne. En effet, bien que converti peu de temps après l'hégire, Salmâne, demeurant soumis à l'esclavage pendant plus de quatre ans au service d'un maître juif, ne put accompagner le Prophète qu'à la bataille de Khandaq, l'an 5 H. (Ibn-Hichâme, t. I, pp. 141-142). Marie l'Égyptienne, arri­vera encore plus tard, en l'an 7. Est-il besoin de rappeler, en outre, que si le Coran peut être lié à la Bible comme des membres d'une même famille, il y a rupture entre sa doctrine et celle de l'Avesta ?

 

19. Tirmidhi, K. Sifàt ul Qyâma, B.40.

 

20. Et c'est à quoi se ramène essentiellement l'effort du Dr S. Tisdall dans ses Sources of the Coran. Seulement, dans son intention avouée de faire voir que le Coran tient plutôt de la légende que de l'histoire (pp. 61-62), l'auteur omet systématiquement toutes les ana­logies qu'on y rencontre avec l'Ancien et le Nouveau Testament depuis la création du monde, et s'attache exclusivement à découvrir la parenté de certains détails avec le Talmud et la tradition judéo-chrétienne extérieures à la Bible.

 

 

 

 

  

CONCLUSION

 

Nous avons examiné, à la lumière des faits, l'hypothèse d'une origine humaine de la doctrine coranique. Nous avons suivi son fondateur à travers sa double carrière, profane et sacrée, dans sa ville natale et dans sa dernière résidence, dans ses voyages et ses relations, dans sa capacité de lire et dans la documentation dont il aurait pu disposer.

 

Tous les moyens d'investigation que nous possédons se sont avérés impuissants à nous révéler avec quelque vraisemblance une voie naturelle par laquelle il aurait pu avoir accès aux vérités contenues dans le Livre saint. Malgré l'effort que nous avons fait sur nous-même pour grossir ses connais­sances personnelles et celles de son milieu, il nous est impossible de les donner pour une explication satisfaisante de la colossale œuvre coranique dans ses détails les plus précis : religion, histoire, morale, législation, cosmologie...

 

À l'inverse, le Coran de son côté nous fait assister, avec le prodigieux phénomène de la Révélation, au tournant qui explique tout de la vie moham-madienne, tournant à partir duquel l'homme est devenu Prophète. Ce sont là deux vies nettement séparées (10,16). Tout ce qu'on connaît de lui dans sa carrière profane se réduit à ce trait essentiel qu'il est d'un caractère moral excellent (68,4). Durant sa jeunesse, nous disent ses biographes, il est connu parmi ses concitoyens sous le nom de Al-amîne (l'homme de confiance, l'homme fidèle et sûr). Dans ses occupations quotidiennes, il ne se livre jamais à un acte déshonnête ni ne participe à aucun culte idolâtre. Selon l'aveu de ses adversaires, il n'a jamais proféré un mensonge. Le témoignage le plus typique et le plus solennel à ce sujet fut rendu par le chef même du parti adverse qui n'embrassa l'islam que deux ans plus tard, je veux dire Abou-Soufiâne. De son côté, l'empereur romain Héraclius en conclut : « S'il ne ment pas aux hommes, il ne saurait mentir sur le compte de Dieu1. »

 

En dehors de ces données et d'autres analogues, toujours du côté pra­tique, aucune lueur ne nous révèle chez lui à cette époque-là quelque connaissance doctrinale, ni quelque vocation prophétique. « II ne savait ni ce qu'est le Livre ni ce qu'est la foi » (42,52). Pas plus que son peuple, il n'était familier de l'histoire sainte (3,44 ; 12,102 ; 28,44). Il ne s'attendait pas à jouer le rôle de l'inspiré de Dieu (28,86). Il ne savait même pas se guider lui-même (93,7).

 

Aurait-il cherché à interroger la nature ou à s'interroger lui-même ? C'est possible et même probable. Mais les conclusions auxquelles il avait dû aboutir ne pouvaient dépasser les données vagues et banales de ce qu'on appelle le sentiment religieux « naturel ». Le vrai savoir, les données précises dans tous les domaines, il ne les recevra qu'au compte-gouttes pendant une période de vingt-trois années.

 

On sait le caractère fragmentaire, intermittent et inattendu des appa­ritions coraniques. Nous pouvons non seulement attacher une date plus ou moins précise à chaque émission, mais les contemporains du Prophète ont pu souvent assister en témoins oculaires aux signes extérieurs de ce phéno­mène mystérieux de l'inspiration, et ensuite en auditeurs de l'admirable texte qui en était issu. À chaque fois, pour Mohammad, c'est une expérience subie, jamais provoquée. C'est un événement qu'il subit en toute passivité et auquel il ne peut se soustraire quand il se produit ni le provoquer quand il en a le plus besoin2.

 

C'est là qu'il faut chercher la véritable source de l'instruction moham-madienne. Chaque leçon est pour lui un chapitre nouveau et inédit de son bagage scientifique. C'est comme une lanterne dont les rayons s'éteignent au moment où s'arrête le texte. Au-delà de cette lumière, le Prophète est réduit à ses capacités humaines. Devant le passé et l'avenir, devant tout ce qui est impénétrable à l'intelligence humaine, il met un point d'interrogation.

 

D'où jaillissent donc ces inspirations ? N'est-ce pas du fond de son âme ?

 

Des faits nous prouvent le contraire. D'abord, les idées transmises par ces inspirations revêtent généralement un caractère ou empirique ou supra-rationnel, donc exclues du domaine de l'intelligence pure. Mais ce qui est plus remarquable et qui fait un contraste frappant avec l'inspiration des poètes et des philosophes, c'est qu'il ne s'agit pas d'idées qui jaillissent, mais d'émissions phoniques pures. Non seulement les idées ne précèdent pas les paroles, mais elles ne sont même pas concomitantes. Pour le prophète lui-même, ce phénomène auditif fut au début très déconcertant. Voulant saisir un discours fugitif qu'il devait par la suite transmettre intégralement à son peuple, il se sentait obligé de se le répéter mot à mot au fur et à mesure de sa réception. Il ne cessa d'employer ce procédé que lorsqu'il en reçut l'ordre, avec la garantie que Dieu le lui apprendra et expliquera (75,16-9). « Et le lui expliquera », voilà un mot qui mérite d'être souligné et qui nous met en présence d'une révélation textuelle pure et simple.

 

On sait par ailleurs quelle attitude infiniment respectueuse le Prophète a toujours observée à l'égard de ce texte et avec quelle conviction il l'a toujours tenu pour la parole de Dieu lui-même. Il ne peut y apporter la moindre retouche (10,15). Pour l'interpréter, il s'y prend exactement comme un commentateur en présence d'un texte qui n'est pas le sien (com­parer 9,80 avec 63,6). Nous le voyons trembler à l'idée de faire dire à Dieu une chose qu'il n'aurait pas dite (69,44-7). II se sent entouré de gardiens célestes, observateurs attentifs de son attitude envers sa mission (72, 27-8). Il est faux de dire que le Coran reflète le caractère du Prophète. Loin de là. La plupart du temps il le passe sous silence et en fait totalement abs­traction. Et quand il en fait mention, c'est pour le juger, le gouverner, le dominer. On sait les vives douleurs qu'il a ressenties à la mort de ses enfants et de ses amis ; on appelle « l'année du deuil » celle où il perdit à la fois sa femme et son oncle et avec eux tout l'appui moral qui le soutenait dans sa lutte prédicative. Voyez-vous de tout cela le moindre écho dans le Coran ? Mais dès qu'il s'agit de conduite morale, nous voyons l'autorité législative aux prises avec l'âme assujettie, l'une contrastant avec l'autre comme l'intransigeance avec la clémence, la franchise avec l'appréhension, la lon­ganimité avec l'impatience... Et il n'est pas rare que la leçon comporte des reproches sévères pour le moindre écart par rapport à l'idéal proposé (8,67-8 ; 9,43,113 ; 33,37 ; 80,1-10)3. Tant qu'il n'est pas en possession d'un ordre ou d'un enseignement précis, Mohammad nous apparaît pru­dent, timide, même (33,53), sensible au qu'en dira-t-on (33,37), hésitant et consultant ses compagnons (3,159), observant une totale abstention en cas de doute (21,109 ; 72,25), avouant son ignorance en ce qui concerne son propre sort ou celui des autres (46,9).

 

Mais bientôt éclairé par la voix mystérieuse, le voici qui transmet son message avec l'autorité d'un maître sûr que rien ne pourra confondre. Il se pose en précepteur universel aussi bien pour les instruits que pour les ignorants (3,20). Dès avant l'hégire, il déclare comme une partie essentielle de sa mission d'éclairer le peuple d'Israël et, en général, les nations qui avaient reçu avant lui un message divin. Il est chargé de leur dire la vérité au sujet de leurs disputes (16,64 ; 27,76). En prononçant son jugement, il ne ménage aucun d'entre eux (5,4 et 8-9 ; 42,15). Droit, ferme et inébran­lable, il tranche et décide.

 

Dans son attitude devenue dégagée, dans son comportement décidé, on ne voit pas les marques d'un esprit éclectique, on ne sent pas la froideur d'une intelligence calculatrice qui serait capable de rejeter demain ce qu'elle construit aujourd'hui. Derrière cette poussée invincible, on sent aisément une force autre que celle d'une créature humaine. C'est pourquoi, contre les puissances du monde et durant les heures cruciales de sa vie, il montre une âme imperturbable, confiante dans la présence et la sollicitude divines (9,40). C'est pourquoi, sûr de la divinité de sa mission, il s'expose et expose les siens aux conséquences de la moubâhala, ou oralie (cette prière solennelle où l'on appelle le châtiment de Dieu sur la tête des menteurs) [3,161]4 alors que les sceptiques reculent.

 

En présence d'une infinité de preuves tangibles, ceux parmi les savants chrétiens5 qui cherchent impartialement la vérité sont tombés d'accord pour reconnaître au Prophète arabe une sincérité psychologique convaincante et communicative.

 

Oui, mais une fois cette sincérité psychologique posée, pourra-t-on répli­quer, il n'en découle pas forcément le caractère divin des inspirations. Il se peut en effet qu'un inspiré soit victime d'une illusion inconsciente quand il voit surgir brusquement dans son esprit des idées et des expressions qu'il croit neuves, alors qu'en réalité il ne fait que remâcher des choses anciennes, endormies dans son esprit et tombées dans l'oubli. Il se peut même que des acquisitions nouvelles passent à ses yeux pour des choses inspirées, pourvu que, ne faisant pas attention à leur origine, elles déterminent chez lui la même conviction que ses inspirations personnelles.

 

Ces illusions et cette faiblesse de mémoire sont symptomatiques d'un état mental plus ou moins normal, ce qui est loin de s'appliquer à notre cas, au double point de vue du sujet et de l'objet.

 

Au point de vue de l'objet, et pour autant que l'histoire puisse nous éclairer là-dessus, nous avons noté ou un tarissement des sources populaires ou des rumeurs vagues ou contradictoires, incapables d'expliquer l'unicité de la ligne suivie par le Coran et sa marche décidée et tranchée.

 

Quant au sujet, aucun indice ne révèle chez lui la moindre défaillance mentale. Bien au contraire. Nous ne pouvons mieux faire qu'enregistrer ici l'aveu de Renan, sans en adopter la conclusion : « Jamais tête, écrit-il, ne fut plus lucide que la sienne, jamais homme ne posséda mieux sa pensée » (« Mahomet... », op. cit., p. 1080). Il est vrai que le critère subjectif est impuissant à discerner l'état de veille et l'état de sommeil. On est également convaincu en veillant et en rêvant de faire usage de ses sens et d'être en face d'une réalité. Mais c'est par la confrontation des idées des deux systèmes, par le degré de leur concordance ou de leur discordance qu'on peut juger avec certitude de leur objectivité. Or, après avoir fait les deux expériences, Mohammad nous parle tout « éveillé de son double contact avec le visible et l'invisible, la matière et l'esprit. C'est pour lui une expé­rience vécue et mille fois répétée et vérifiée. Non seulement il a entendu en toute lucidité le porte-parole divin, mais il l'a vu de ses propres yeux, dans la clarté, sous sa forme majestueuse » (ibid.). « Les yeux n 'ont pas été éblouis et n'ont point dépassé leur objectif» (81,19-25). « Son esprit non plus n'a pas été abusé. Il l'a vu » (53,1-12). Peut-on contester à un homme sain de corps et d'esprit ce qu'il a vu ?

 

Oui, mais nous, spectateurs, nous ne pouvons pas, pour vérifier, refaire l'expérience du sujet et vivre ce qu'il a vécu.

 

Nous avons cependant un moyen de vérification pour savoir s'il s'agit là d'une exaltation hallucinatoire, d'un phénomène pathologique « dont les seuls surhumains sont frappés »6, ou bien si c'est la voix de la vérité qui l'a inspiré. Pour ce faire nous devons considérer, non point son affirmation et sa conviction, mais le contenu même de son enseignement. En voici trois échantillons :

 

1) Vérités religieuses, morales et historiques

 

Nous avons pu voir, à travers l'exemple des préceptes moraux, que ni un enthousiasme personnel ni une connaissance vague et indirecte des Livres saints n'étaient capables d'assurer au Prophète arabe cette parfaite concor­dance avec ces derniers. On dirait qu'il avait constamment sous les yeux ou qu'il avait appris par cœur le texte biblique lui-même pour pouvoir y puiser ainsi qu'il le fait l'enseignement nécessaire à chaque occasion (6,105). En même temps que cette identité essentielle, nous avons pu constater une indépendance dans le ton et dans la façon de présenter les leçons.

 

Il serait intéressant d'établir un parallélisme analogue au sujet des attributs divins, des anges, des prophètes, de l'outre-tombe, etc. mais cela dépasserait le cadre de notre Initiation. Contentons nous de dire que, dans la mesure où les deux monuments religieux touchent le même objet7, leur fond commun s'avère être d'une identité frappante, ne différant que par des nuances secondaires. La plupart du temps, l'exposé coranique se distingue par sa sobriété et son orientation plus accentuée du côté de la leçon reli­gieuse à tirer de chaque récit. Dans Analogies et divergences entre les leçons religieuses de la Bible et du Coran, Jules David a pu écrire : « Le fond est le même, les différences ne sont que dans la forme ou dans quelques détails insignifiants8. »

 

Nous n'appelons pas « divergences » certaines additions ou omissions, quelques silences ici et quelques mentions plus ou moins développées là. À nos yeux, ce qui mérite cette appellation, ce sont les oppositions et les contradictions. Or, les divergences ainsi définies sont extrêmement rares entre les deux documents et, souvent, sont susceptibles d'interprétation. Les sceptiques insistent sur de telles différences infimes pour tout rejeter en bloc. La logique exige de nous une attitude différente. Tout en ajoutant foi aux rapporteurs dignes de crédit, nous devons nous arrêter devant les seuls points divergents, soit pour suspendre nos jugements, soit pour chercher une hiérarchie nous permettant d'accorder plus de crédit à telle ou telle version. Ce même procédé qu'on emploie pour concilier ou hiérarchiser les quatre Évangiles devrait être appliqué à l'ensemble du legs religieux que nous ont laissé les messagers de Dieu. Tous sont, pour les musulmans, saints et sacrés. Malgré les distances qui les séparent dans le temps ou le lieu, malgré la différence de race et de langue, ils ont eu la même expérience du - divin, et la concordance de leur témoignage dans ce qu'il a d'essentiel doit ouvrir les yeux des profanes sur la vérité de l'enseignement par lequel ils nous ont décrit la réalité suprême sous ses diverses faces.

 

2) Vérités scientifiques

 

Dans ses exhortations à la foi et à la vertu, le Coran ne tire pas ses leçons uniquement des enseignements traditionnels et des événements écoulés. Il utilise aussi à cet effet, les faits cosmologiques constants, il appelle notre attention sur les lois positives immuables qu'il ne traite d'ailleurs pas pour elles-mêmes, mais dans le seul but de rappeler le Créateur. Or, nous constatons que les formules qu'il en donne correspondent étrangement avec les dernières données de la science. Telle, par exemple, la source la plus cachée d'où jaillit l'élément génital de notre être (86,6-7) et les différentes phases de notre création au sein de la mère (22,5 ; 23,14) ; tel le nombre de cavités ténébreuses au fond desquelles s'effectue cette création (39,6). Telle l'origine aquatique de tous les êtres vivants (21,30), la formation de la pluie (30,48), la sphéricité du ciel et de la terre (39,5), la sphéricité de cette dernière n'étant d'ailleurs pas parfaite aux extrémités (13,41 ; 21,44), la course du soleil vers un point fixe (36,38), la vie collective des sociétés animales en général, vie non moins cohérente que celle des collectivités humaines (6,38), la description de la vie des abeilles en particulier (16,69), la parité (dualité des sexes) chez les plantes et chez d'autres créatures inconnues du monde d'alors (36,36 ; 51,49), la fécondation par les vents (15,22), etc.9.

 

3) Prévisions

 

Outre ces vérités établies, le Coran annonce des événements ultérieurs qu'on a vu se réaliser tels qu'il les avait prévus. C'est ainsi qu'il a prédit les trois changements d'attitude de ses adversaires (d'abord défavorable, ensuite conciliante et enfin hostile) et les vicissitudes qu'ils connaîtront successive­ment, en corrélation avec leurs différentes attitudes : famine, prospérité, défaite (44,10-6). Cette même défaite qu'ils ont subie à Badr en la deuxième année de l'hégire est annoncée plusieurs années avant l'hégire comme devant se produire en même temps que celle des Perses par les Romains (30,3-5).

 

Un fait particulier et qui eut lieu au cours de cette bataille, fait dont la prédiction eut lieu tout au début de l'islam, c'est le coup de sabre que recevra un certain Oualîd Ibn-Moghîra sur le nez et dont la marque sera la risée de ses compatriotes sa vie durant (68,16). Inutile de dire dans quelles conditions, conditions qui ne semblaient laisser aucun espoir à la jeune religion, le Coran a affirmé non seulement le triomphe et la permanence de sa doctrine (13,17 ; 14,24), mais encore l'annonce de son empire immé­diat sur la terre (24,55) et l'impuissance des forces terrestres à l'anéantir (8,36). Il n'a pas manqué en outre de dire l'avenir de chacune des deux communautés religieuses antérieures et de leurs rapports : le schisme per­manent de la chrétienté (5,14), la dispersion des Israélites sur la terre, la persécution dont ils seront l'objet et leur besoin constant d'un allié puissant (7,167-8 ; 3,112), la supériorité des chrétiens sur les juifs et cela jusqu'au jour de la résurrection (3,55), etc.10.

 

Ainsi, passé, présent et futur, tout, dans l'ordre du réel, s'adapte au monde des idées et concourt à le confirmer.

 

Que faut-il en conclure ? De deux choses l'une : ou bien il y a eu un pacte avec la Providence en vertu duquel elle s'engageait à veiller sur le contenu de cet enseignement afin de le sauvegarder de toute erreur tout au long de l'histoire à venir, ou bien que Dieu nous trompe en faisant éclater tous les signes de véracité en faveur d'un menteur sans nous donner la lumière suffisante pour découvrir son imposture.

 

Mais la valeur du Coran n'est pas seulement dans ce qu'il dit ; elle est aussi dans ce qu'il s'abstient ou omet de dire. Au-delà de la science qu'il nous révèle, il établit une zone qu'il dit impénétrable à nos lumières et réservée à la science divine. A-t-on réussi, depuis, à y pénétrer d'un pas sûr ? On a beau mettre au point des appareils de plus en plus performants, ces outils nous dévoilent-ils avec certitude la forme, la couleur, l'aspect de l'embryon dans le sein de sa mère (31,fin) ? Les prévisions météorologiques sont toujours de l'ordre du probable. Qu'est-ce que l'âme ? À toutes ces questions, le dernier mot du philosophe à ce sujet restera : je ne sais pas.

 

Ce n'est pas assez dire que d'affirmer que le Coran est une encyclopédie des connaissances de son temps. Toutes les époques ont eu leurs illusions qu'elles tenaient pour des vérités définitives et dont l'erreur n'a été établie qu'ensuite. Dans ses déplacements à travers la science, le Coran ne bronche pas. Les vérités qu'il avance restent imparables (41,42).

 

Non seulement il ne tombe pas dans les erreurs héréditaires de l'Antiquité ou celles caractéristiques de l'Arabie, mais encore il ne s'arrête pas aux détails mesquins qui porteraient l'empreinte terrestre du milieu où il a vu le jour. Dans son Berceau de l'Islam à la veille de l'Hégire, Lammens exprime le regret que ce Livre n'ait fourni aucun trait utilisable pour la description météorologique de son pays, alors qu'il s'extasie, dit-il, devant les étoiles, les montagnes, les nuages et les autres phénomènes les plus ordinaires qu'il qualifie de merveilles (p. 89). Or, c'est là précisément une des preuves que le Coran n'est pas un ouvrage local.

 

Les vérités qu'il exprime sont celles que tous les esprits sont capables de saisir et desquelles ils peuvent tirer un profit moral. C'est pourquoi il se place au-dessus de toutes les particularités géographiques ou raciales. C'est pourquoi il ne nomme pas les personnes ou les lieux dont il parle et n'en retient que les leçons nécessaires à l'éducation de l'humanité. Ce ton trans­cendant est à lui seul une démonstration.

 

La doctrine, certes, a pris son essor en Arabie, a été diffusée en premier lieu parmi les Arabes, mais elle est destinée à l'univers tout entier (25,1 ; 38,fin ; 68,fin).

 

 

1. Cette phrase fait partie d'un document historique arabo-romain très précieux, quoique ,peu connu dans les annales européennes. Il s'agit d'un interrogatoire serré de l'empereur Héraclius au chef qoraïchite Abou-Soufiâne. Interrogatoire méthodique plein d'esprit et de mesure, et qui mérite d'être rappelé. Au retour de sa victorieuse expédition en Perse en 628 de 1ère chrétienne, l'empereur se trouvait en Syrie quand il fut saisi d'une missive du Prophète dans laquelle il le conviait à embrasser l'islam. Plus surpris que contrarié et voulant savoir plus précisément ce que pouvait signifier cette communication, l'empereur de Byzance ordonna qu'on fît venir auprès de lui quelques compatriotes de son correspondant pour qu'il pût les interroger à son sujet. Abou-Soufiâne, qui était alors un des adversaires les plus acharnés de Mohammad, se trouvait justement à ce moment-là en Syrie, à la tête d'un groupe de marchands mecquois. C'était au cours de la trêve conclue entre eux et le Prophète, en l'an 6 H. L'émissaire d'Héraclius les ayant rencontrés, les emmena et les fit introduire dans la salle du conseil. Abou-Soufiâne, en tant que plus proche parent du Prophète, subit l'interrogatoire tandis que ses compagnons étaient placés derrière lui afin de contrôler ses réponses et de relever ses mensonges, le cas échéant. Abou-Soufiâne avouera plus tard que s'il n'avait pas été intimidé par la présence de ses camarades, il aurait certes glissé quelques insinuations défavorables au Prophète. Mais, retenu par la honte, il répondit par la vérité. L'interrogatoire terminé, Héraclius s'adressa à son interprète et lui dit de faire connaître à Abou-Soufiâne les réflexions suivantes que lui avaient inspiré ses réponses :

« Je t'ai interrogé d'abord sur la famille de cet homme et tu m'as dit qu'il était de bonne naissance. Or Dieu choisit toujours ses envoyés parmi les nobles du peuple auquel ils appar­tiennent. Je t'ai demandé ensuite si jamais parmi vous d'autres avaient tenu le même langage que celui qu'il tient, et tu m'as répondu que "non". En moi-même j'ai pensé que si quelqu'un avant lui avait tenu les mêmes propos, je pourrais penser qu'il ne fait qu'imiter ses prédécesseurs. Je t'ai demandé encore si, avant qu'il ne tienne ce discours, vous l'aviez soupçonné de mensonge, et tu m'as affirmé le contraire. J'ai compris par là que s'il n'était pas homme à mentir à ses semblables, il ne pouvait, à plus forte raison mentir à propos de Dieu. Je t'ai demandé aussi si quelqu'un de ses ancêtres avait été roi et tu m'as répondu négativement. Autrement, je me serais dit : c'est un homme qui cherche à remonter sur le trône de ses pères. Je t'ai demandé si ses adeptes appartiennent à la haute classe ou aux humbles et tu m'as répondu que c'était des humbles. Or c'est toujours les humbles qui forment le parti des prophètes. Je t'ai demandé s'ils augmentaient en nombre ou s'ils diminuaient et tu as répondu que leur nombre allait croissant. Or, c'est bien le propre de la foi que de croître jusqu'à sa complète évolution. Je t'ai demandé si quelqu'un d'entre eux avait renié sa religion et tu as dit que non. C'est bien ainsi qu'il en est de la foi quand la grâce de sa conviction pénètre les cœurs. Puis je t'ai demandé si cet homme manquait à ses engagements, et tu as soutenu le contraire. Il en est ainsi des Prophètes, ils ne trahissent point [...]. Je t'ai interrogé sur l'issue des combats livrés entre vous et lui, et tu as dit que c'était tantôt à son avantage, tantôt au vôtre. Ainsi, les Prophètes subissent parfois des épreuves mais le succès final leur appartient. Je t'ai interrogé enfin sur la nature de ses commandements et tu as dit qu'il vous ordonnait d'abjurer les croyances idolâtres de vos pères, d'adorer le Dieu Unique, d'observer la prière, l'aumône, la chasteté, la fidélité à vos engagements et la restitution des dépôts à vous confiés. Or tout cela répond bien au portrait d'un vrai prophète. Je savais bien qu'un tel homme allait apparaître, mais je ne pensais pas qu'il serait l'un d'entre vous. Si tu as dit vrai, il ne s'en faut guère que cet homme conquière l'endroit même que foulent mes pieds. Quant à moi, si je pouvais parvenir jusqu'à lui, je m'efforcerais de le rencontrer, et je laverais la poussière de ses pieds.

« Lorsque Héraclius eût parlé ainsi, relate Abou-Soufiane, les grands personnages qui l'entouraient poussèrent des cris de colère et un grand tumulte s'éleva. L'empereur donna alors l'ordre qu'on nous fît sortir... Depuis, je demeurai humblement convaincu du succès prochain de Mohammad » (Boukhâri, K. Djihâd, B.101).

 

2. On connaît l'histoire du propos diffamatoire qui avait mis en cause son honneur familial. Une mise au point s'imposait alors d'urgence. Mais les révélations se faisant attendre (pendant près d'un mois), il ne pouvait rien avancer, entre-temps, de son propre chef, ni pour confirmer ni pour démentir les rumeurs. N'aurait-il pas été capable d'éclaircir la situa­tion par un tour d'éloquence, et même de l'attribuer à la révélation, si la chose dépendait de son propre arbitraire ?

 

3. Si l'on examine les faits dont le Coran lai fait grief, on sera étonné de constater qu'ils se ramènent à ce trait commun que, devant deux solutions également autorisées (et même le plus souvent elles le sont expressément : cf. 47,4 ; 24,62 ; 9,80 ; 33,4,38), le Prophète choisissait celle qu'il avait estimée la plus favorable à la cause générale et qui était effecti­vement la meilleure possible pour une intelligence humaine (9,47). Mais aux yeux de la sagesse divine, l'appréciation sur le choix du Prophète a une nuance moins élogieuse ; un peu prématuré (les deux premiers cas cités ici), un peu trop indulgent (troisième cas), moins audacieux (quatrième) ou visant un idéal irréalisable (cinquième).

 

4. Voir Massignon, « La Moubâhala », p. 11.

 

5. Entre autres Andrae, Barthélémy Saint-Hilaire, Carlyle, Goldziher, Massignon, Noel-deke, Turpin...

 

6. Goldziher Le Dogme et la Loi..., p. 3.

 

7. En réalité, chacun conserve en même temps sa spécialité. Par exemple, les généalogies dans la Bible et l'histoire des 'Adites et des Thamoudites dans le Coran.

 

8. Revue de la Société des études historiques, IVe série, t. II, mars-avril 1884, p. 125.

 

9. Dans notre choix de textes dans ce paragraphe, nous avons pris soin d'éviter le double défaut qu'on est en droit de reprocher à cette méthode exégétique connue sous le nom de « concordisme » et qui consiste à interpréter les textes révélés de façon à les mettre en accord avec les résultats de la science. Le zèle apologétique a poussé certains commentateurs du Coran à amplifier démesurément cette tendance concordiste au point de la rendre dangereuse pour la foi elle-même. Ils pèchent en effet, tantôt par manque de respect pour le texte en le torturant et en lui faisant dire ce que ni le vocabulaire ni la syntaxe ne permettent d'entendre, tantôt par excès de respect pour l'opinion des savants en adoptant toutes leurs conclusions, y compris celles même de leurs hypothèses qui sont invérifiées, invérifiables ou contradictoires. Ce double excès une fois écarté, non seulement nous trouvons assez justifié, mais nous jugeons indispensable pour la solidité de la foi de confronter les données de cette inspiration instantanée avec celles de la recherche et de l'observation humaines, plus métho­diques et plus lentes. Le Coran nous invite expressément à découvrir son origine divine d'une part en méditant et d'autre part en contemplant les signes que le Créateur a déposés dans le monde et en nous-mêmes et qui rendent témoignage de sa véracité absolue (4,82 ; 41,53). Or dans les exemples cités ici, nous n'avons pas voulu interpréter. Nous avons seulement eu à constater une identité frappante entre l'énoncé coranique lui-même et l'énoncé scientifique qui est le résultat de recherches prolongées à travers les siècles, obtenu grâce à la collaboration d'hommes compétents spécialisés chacun dans son domaine. Y a-t-il là une simple coïncidence ? Est-il concevable qu'à l'époque de l'« ignorance », un homme, démuni du moindre outil de recherche, limité à sa lumière naturelle et à ses observations propres, puisse (en plus de son œuvre essentielle : morale, religieuse, sociale) traiter d'ana-tomie, de météorologie, de cosmologie, de psychologie animale et humaine et d'autres branches encore, toutes nécessitant un outillage perfectionné et des expériences collectives se complétant les unes les autres, et qu'il puisse nous donner sur chaque sujet des formules universelles et éternelles ?

 

10. Il ne sera pas malaisé de dégager la différence capitale qui distingue à bien des égards les faits annoncés par le Coran et les faits expérimentés par la psychologie expérimentale moderne (télépathie, magnétisme, spiritisme, psychométrie, rêve, prévision, retrovision, etc.) et qui, tout en prouvant qu'il existe quelque chose au-delà des sens et la possibilité de contacts avec cet au-delà, n'offrent rien de certain quant à leur origine divine. Cette diffé­rence réside d'abord dans leur conception. Non seulement le pressentiment de ces évé­nements lointains suppose dans les procédés scientifiques une attitude volontaire et provo­quée, mais, au moment où ils se déroulent dans la conscience normale, ils se présentent avec un caractère hypothétique, comme possibles ou probables, toute assurance subjective à cet égard pouvant facilement être faussée par l'effet d'une mauvaise suggestion (rêve, hypnose...). Ensuite, dans leur réalisation. Là encore, incertitude non moins établie. C'est ainsi, par exemple, que l'écrivain américain Upton Sinclair, connu pour ses recherches méthodiques sur la télépathie, nous affirme que sur les 290 cas étudiés par lui et sa femme, 23 seulement ont réussi entièrement et 53 partiellement (cité par 'Aqqâd in Allah, p. 38). Enfin dans leur portée : visant un individu ou une époque bien limitée, les prévisions humaines ont en effet un champ d'application bien médiocre et ne portent jamais sur l'éternité. Au lieu qu'on trouve dans le Coran des formules des plus catégoriques, données avec toute l'assurance d'une promesse divine, portant sur des faits de toutes les catégories, les uns devant se réaliser perpétuellement, les autres à telle ou telle échéance, d'autres encore, éliminés à jamais et, dans tous les cas, se trouvant systématiquement confirmés.

Mais notre position ici consiste moins en une démonstration en faveur de la thèse cora­nique qu'une réfutation par l'absurde de la thèse adverse. En effet, si cette révélation n'est que le produit d'une imagination exaltée, il faudra trouver au moins un exemple dans le Coran où se manifesterait une contradiction entre les paroles et la réalité.

 

IlnyadeDieuqueAllah

 

BIBLIOGRAPHIE

Le texte fondamental qui fait l'objet de cette étude et sur lequel nous nous sommes essentiellement appuyé est le Coran. Les traductions françaises réalisées par Kazimirski, Mardrus, Montet, Pesle-Tidjani, Savary ayant été revues et retouchées par l'auteur, les formulations adoptées dans ce travail ne proviennent donc d'aucun traducteur déterminé. De toute la nombreuse littérature que nous avons consultée sur le sujet, nous n'indiquerons ici que les travaux dont on trouvera au cours de l'ouvrage des citations soit en accord soit en opposition avec nos thèses.

 


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